En réponse au texte de l’écrivain et académicien Dany Laferrière,
Une révolution invisible il écrira plus tard, Le poids d’un mot
Le 29 octobre 2020
Cher Danny,
Je tenterai aussi de t'écrire en une heure ce qui pèse depuis ma tendre enfance.
Je te tutoie parce qu'avec ton doux texte, tu nous a pris sous ton ombrelle comme un oncle qui nous voit dans son rétroviseur, avec lui, mais derrière lui.
Un tonton que j'aime mais à qui je n'ai jamais voulu dire allô à chaque événement où tu as été mis en scène.
J'adore mon pays, son histoire, sa culture. Je me lève chaque matin avec une cape de fierté Quisqueyesque. Je suis née de parents fiers, comme toi.
J'adore t'écouter, j'adore te lire, j'adore ton sourire franc et courageux qui semble au-dessus de toute bavure médiatique. Tu maîtrises ton métier et peux donc dire ce que tu veux sur le mot N. Tu demeureras le chouchou à vie de tous ces gens qui en parlent.
Je t'adore, mais tu me saoules.
Et j'ai peur de le dire mais pour cette heure de dévoilement, je vais oser porter ton courage car je ne peux égaler ta plume.
Tu es né là-bas. Moi ici. Tu as quitté ton malheur. Je n'en suis jamais sortie. Nos douleurs n'ont pas la même source. Mais ont pourtant la même couleur.
Le Québec est un nouvel amour avec qui tu te développes depuis 40 ans. Pour moi, il est une relation toxique à laquelle je suis mariée. Je l'aime mais de temps en temps, il me fait _____.
Je sais que tu as pu lire ce mot.
Mes premières années, celles qui ont construit mon fonctionnement automatique, mes terminaisons nerveuses, ont été martelées par ce mot craché par des enfants pâles.
Ces maux sans préavis, lancés par des camarades de classe, entre deux leçons où l'école nous apprend, au contraire de la tienne, que nous sommes des sous âmes..
Entre deux publicités québécoises où la télévision nous enseigne que nous, petits enfants immigrés par extension, sommes mieux absents que parlants. Et que sans l'esclavage, nous serions toujours "sauvages". Car aux yeux de cette école, la sauvagerie est honteuse voire, à punir.
Chance pour nous, notre autre tonton complexe nous chantait petits que lorsqu'on nous attaque, notre sauvagerie nous libérera toujours.
Je réclamerai le mot sauvage bien avant ce mot que tu aimes.
Alors ce mot, bien qu'il ait la gloire que tu lui connais, n'a pas cette force chez nous. Il nous est lancé à tout moment, petits - car peu osent nous le dire à l'âge adulte - seul.e.s sans défense devant nos ami.e.s bouche bée parce que ce mot, n'est qu'un simple mot, cautionné par tonton Danny à la télé et dans ses livres. Recyclé à la table à manger par leur parents qui ne connaissent pas Dessalines, pour blaguer ou pester.
Ce mot libre et historique que des affranchis comme toi défendent.
Personne ne dit qu'il faut l'effacer, mais moi je n'ai pas la capacité de panser les blessures de mon enfance, j'ai été programmée à y sursauter, chaque fois qu'il émane de la bouche de ceux qui nous déshumanisent depuis des siècles et des siècles, ceux pour qui ce mot n'a jamais eu de conséquence.
Au contraire à chaque instance, j'ai été celle punie d'avoir été insultée parce qu'à l'époque, encore petite, je n'avais que mes bras pour me défendre. Je n'avais pas ta plume, ton charisme, ton genre, ton timbre, ton support médiatique.
À chaque fois que j'ai entendu ce mot, j'ai fini dans le bureau de la directrice et j'ai passé la majorité de mon enfance écartée des autres. J'ai entendu ce mot trop souvent. Cette petite blonde aux yeux bleus qui me le lançait à chaque opportunité est demeurée elle le chouchou de tous ceux qui en parlent.
Écrire ce texte même me saoule. Tu maîtrises cette langue coloniale beaucoup mieux que moi et je n'aurai peut-être jamais les mots pour te faire comprendre toi, mon tonton Nègre libre par extension, que nous ne sommes pas obligés de vivre la même histoire pour nous comprendre. Pour nous entendre et pour respecter nos divergences d'histoire.
Mais j'aurais donc aimé qu'on puisse un jour laver notre histoire sale en famille sans que tu ne la blanchisses sans préavis chez les voisins qui te chouchoutent.
Je t'adore mais est-ce que tu nous aimes, toi comme tu aimes les mots?
Ce texte a été écrit en 53 minutes.
elena stoodley